A propos de zones, 2015


Zone de transit, zone de passage, zone « duty free », zone urbaine.

Dans l’avion pour Belgrade, sur l’écran miniature, l’Europe paraît simple d’accès, ses frontières fines. Sur la carte, peut importe que le pays fasse partie de l’Union Européenne, de l’Espace Schengen ou de la Zone Euro. Les frontières ne sont qu’un trait noir, similaire à celui de mon stylo dans mon carnet. Un trait effaçable,
« enjambable », un trait au-dela duquel on peut passer.

Dans la réalité, ce trait s’épaissit, s’érige, devient une zone intermédiaire dangereuse, un mur, des barbelés. Ces traits deviennent des mots aussi dans les discours. Et pour certains – et c’est mon cas – il reste franchissable avec une facilité déconcertante. Zone à sens unique, apparemment.

M’étant aperçue deux jours avant mon vol pour Belgrade que mon passeport était échu, il ne m’a fallu qu’un coup de fil à l’ambassade de Serbie à Berne pour attester que je passerai sans problème avec une carte d’identité. La voie royale: des papiers puissance 2. Evidemment, ça fait réfléchir.

En tant que Suissesse, je n’ai pas besoin de penser à mon identité, à mon passeport, à mon appartenance. Et pourtant, dans les aéroports, à chaque fois, me prend cette appréhension d’être prise en défaut, de ne pas être dans mon droit, sous le regard de toutes ces personnes représentant l’ordre et la sécurité. Que ressent une personne qui cherche refuge ? Ou une personne dont le pays ressemble de plus en plus à une sorte de cage ?

Je m’efforce de continuer d’explorer cette prétendue « nécessité » humaine et sociologique de créer des catégories, de ranger la vie, l’humain, de mettre de l’ordre, pour se situer. J’ai beau essayer de me convaincre que c’est dans la nature de l’homme de recourir à la classification pour vivre, les arguments me manquent lorsqu’il sagit de l’exliquer.

Je ferai donc un petit détour intérieur, ailleurs, là où régissent d’autres frontières : l’intimité. Je suis forcée de constater que lorsqu’une partie de moi me pousse à « ranger », à étiqueter, à expliquer les choses, c’est que je me trouve dans une zone d’inconfort. Une zone intermédiaire difficile à traverser, car chargée de toutes sortes d’affects et d’émotions. La réaction instantanée est alors cette tentation de l’ordre; des phrases toutes faites interfèrent dans l’incertitude pour trier, rassembler, estampiller, expliquer. Ordrer, en somme, pour parer à l’angoisse que provoque ce chaos momentané. Où suis-je là au milieu? Où se trouve mon identité, ma stabilité?
Simplement, ranger – même si ça fait bien de l’extérieur, même si ça rassure momentanément – ne résoud rien. Ça ne résoud rien, parce qu’il n’y a rien à résoudre dans le chaos : il y a à vivre et à traverser.

Lorsque je passe, allègrement, les contrôles de sécurité et d’identité et que je me retrouve dans cette zone intermédiaire et aseptisée d’un aéroport, mes sens et mes pensées se tournent inévitablement vers le chaos. Cet environnement propre, contrôlé, climatisé et impersonnel m’y invite évidemment, avec un coup de pouce de mon esprit rebelle.
Peut-on véritablement continuer à chercher à « trier, ranger et répartir » ce qui a trait à l’humain dans des zones spécifiques? Peut-on continuer à découper l’Europe en zones sans en perdre l’essence si essence il y a ? Qu’adviendrait-il de mon corps si je le dépeçais ainsi en régulant les flux émotionnels à l’aide de contrôle de sécurité?

Ceci est un plaidoyer pour leur perméabilité, indispensable à la vie humaine. Comment un· Serbe peut-iel ne pas développer une animosité à l’égard de l’Europe lorsque celle-ci conditionne ses mouvements et ses choix à des décisions bureaucratiques ? Comment un·e Syrien·ne peut-elle se retrouver à vouloir rentrer dans son pays en guerre tellement l’alternative de la fuite et du refuge lui semblent hostile ? Comment un·e Erythréen·ne, qui attend depuis un an et demi la décision politique concernant son statut « provisoire » en Suisse, peut-iel développer une relation pacifique avec son pays d’accueil?

Au niveau individuel, je constate que lorsque je suis à même d’endurer le chaos passager, en principe quelque chose de nouveau et de positif se profile. En d’autre termes, quand je traverse le chaos sans me crisper et me replier sur une tentative d’ordrer les choses, la vie peut à nouveau passer et sortir grandie de la zone de turbulences.

Pourquoi l’Europe ne pourrait-elle pas sortir grandie du «chaos» actuel ? Pourquoi ne pourrait-elle pas faire confiance aux êtres humains qui la constituent et risquer de s’enrichir de leurs trajectoires ? Pourquoi ne pourrait-elle pas remettre le focus sur l’union plutôt que sur l’europe?

Plus les zones se referment, plus les pays (dont le mien) s’efforcent de juguler arbitrairement l’humain et de contrôler la vie, plus je suis convaincue que c’est l’inverse qui est nécessaire. Nous avons beaucoup, beaucoup, à apprendre des nombreux·ses « migrant·es » qui cohabitent avec l’incertitude, les turbulences et le chaos au quotidien.

Il s’agit de retrouver le courage et la force d’être souple.








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