Organismes arrêtés

Publié dans le journal littéraire Le Persil
2020


Quelqu’un habite chez moi. Dernièrement, on me l’a confirmé, quelqu’un s’est logé en moi, a « élu domicile », a grignoté mes espaces, pour se faire une place. Mais, de ce colocataire-là, je n’en veux pas. J’ai décidé de prendre toute la place, je me le suis souhaité, tout au fond de moi. Et voilà qu’arrive cette particule minuscule. On l’appelle exogène. C’est un mini quelque chose qui s’infiltre en moi et modifie tout l’équilibre, un mini quelque chose qui me paraît si insignifiant.

Je résiste, forte, dressée, je continue, je m’active à lutter contre ce quelque chose qui voudrait me réduire. Ce n’est pas ce petit organisme qui va m’avoir ! J’observe les boutons sur ma peau, les maux dans mon creux, je me bats. Vaillante. Autour, je cherche des gens, des choses, qui pourraient être coupables. Je m’énerve contre un bruit persistant et impalpable, coupable. Je poursuis, malgré les dents qui me mordillent, jusqu’à me rendre. Aplatie. L’espace se rétrécit. Vaincue, je m’adapte, je prends l’autre chambre, celle qui n’est pas occupée, j’établis un camping de fortune, provisoire. Il dure. Et je fais l’effort. Je laisse le territoire à ce quelqu’un qui vient me déranger, je baisse les bras. La mise à terre continue, elle teste jusqu’au bout, mes résistances.

En toute impunité, un parasite est venu défier mon immunité. Jusqu’à, enfin, me débrancher.

Par intraveineuse, je reçois une fatigue vieille de plusieurs années. Elle épouse toute ma peau de son drap de plomb. C’est une fatigue millénaire qui coule dans mon sang. La machine s’est arrêtée, la boule ne rebondit plus dans les recoins du jeu, je suis en panne. Les frissons ne sont pas seulement dus au froid, ils sont l’inattendu, l’inconnu, le je ne sais pas. Entre les mailles de ma peau s’étale cette fatigue mouillée, épaisse. Elle m’enveloppe, elle me stoppe. Je l’aime.

Alors que je cohabite avec un parasite, dehors, le corps du monde se bat contre un virus. Parfois, je me demande si mon corps savait, ce qui se tramait dans celui de la société, s’il est tombé malade avant, juste pour me montrer, comment ça fait d’être arrêté contre son gré. Nous sommes les cellules d’un corps, nous, humains dispersés sur la planète. Je ne peux pas m’empêcher de penser que nous sommes devenus fous à tenter de maîtriser un corps vivant invisible, c’est insensé, fermer les frontières revient à asphyxier nos peaux. Nous sommes un corps effondré, un organisme arrêté, ralenti, forcé à freiner. Les pores de ma peau manquent d’air comme les ports d’Italie privés de leurs bateaux. Il paraît que du dedans les dauphins reviennent, je suis curieuse de ce qui reviendra du dedans de moi.

Pendant ce temps, les bourgeons ont tout l’espace pour se déployer. Pendant ce temps, sur les arbres, la vie continue à piailler. Pendant ce temps, mes mains dans la terre découvrent des vers qui auraient bien hiberné encore un temps, pour qui le printemps n’est pas tout à fait arrivé. Pendant ce temps, avec le voisin du dessus, on instaure une poste de balcon pour s’échanger des mots, pêcher des animaux imaginaires. Pendant ce temps, des gens qui ne se parlaient pas apprennent à se connaître. L’autre devient vital, son corps, ses mots, son odeur, le son de sa voix. On s’aperçoit qu’il nous manque un tout petit quelque chose de fondamental. Mon corps, lentement, se détend, il dort et laisse couler les larmes qui doivent, lentement. Peut-être que ce sont les flots privilégiés des dauphins, qui sait, l’eau salée qui coule des yeux. Peut-être que ce sera la pêche de demain. La peau devient le cocon, perméable. On s’aperçoit qu’elle doit respirer, que l’extérieur doit entrer pour pouvoir exister, autant que l’intérieur doit sortir pour ne pas devenir cinglée.

On me dit profite, crée, écris, dessine, profite, c’est un temps pour toi, pour plonger dans tes profondeurs, pour te reconnecter. On me dit profite, et le monde autour, celui régi par ce terme, semble s’écrouler. On me dit et je perds ma voix. Je perds mon corps, qui se déconnecte par mille écrans, se délie en oubliant le goût du toucher, tendu comme cent cordes et incapable de s’arrêter. Je cours. Dans mes mètres carrés, derrière les écrans, je cours pour remplir l’espace, occuper les pages blanches des journées, je cours pour ne pas écrire, je cours pour ne pas respirer. Parce qu’avec le souffle remontent les angoisses. Je cours sur place. Et je suis fatiguée. Même entre quatre murs, on peut s’épuiser. Même au-dedans de soi on peut entraîner ses muscles. J’ai des courbatures de moi-même. On me dit profite de ce temps, je ne le vois pas passer. On me dit profite d’être avec toi, je crois que quelques heures, j’y suis arrivée. Et encore. Le lien est fragile. Dès que le souffle s’allonge, je suis prise d’une envie de m’échapper.

Depuis des semaines n’ont résonné que deux mots: corps étranger. Le reste est accroché à un corps lui-même suspendu. La terre, je l’ai cherchée, je ne l’ai pas vraiment touchée. Il me faut dérouler des phrases pour expliquer, il me faut m’adresser à moi-même pour réentendre ma voix, il me faut… partir. Je traverse le pays pour les retrouver, roule plusieurs heures, passe les peaux de territoires fermés, écroule mon corps au bord d’un autre lac, en les attendant. Longtemps, j’ai cru que je ne n’en avais pas besoin, mais c’était mentir. Je roule plusieurs heures pour fondre dans des bras, dans une embrassade longue, interminable, juste pour être dans des bras et laisser les cordes tendues de mon corps se relâcher.

Sentir le soleil embrasser ma peau, plonger dans l’eau d’avril, ouvrir à nouveau mon cœur sur l’autour. Alors, à l’intérieur, refleurissent doucement des désirs. Alors, au-dedans, se redéfinit avec lenteur un espace où tenir debout, souple, où arrêter la bataille contre, pour faire la paix et laisser passer, au travers du corps, le monde. Respirer, résister.

Filmer les feuilles qui fredonnent dans la bise, regarder l’eau couler sur les joues de la forêt, enregistrer la chaleur du soleil qui détend mes frontières, écouter les voix autour pour entendre celle blottie au fond d’un corps vivant que je croyais oublié. Mon corps. Le corps de la société.

J’écoute. Le silence de la ville endormie m’enveloppe.

Elle murmure, dans un silence feutré, le changement, autre chose à essayer. Vous l’entendez ? Du son de sa voix tamisée, la ville change de visage, les façades s’ouvrent sur des intérieurs insoupçonnés. La ville endormie susurre des bribes de petites choses, elle s’infiltre dans les rêves, elle atténue les mouvements pressés. La ville endormie ralentit les pas. Ses bus, comme des cellules, circulent à vide dans ses veines désertées. La ville nous parle de nous, des balcons inhabités. En se taisant, elle donne voix aux regards, aux corps distancés qui aimeraient se toucher. La ville endormie respire, ses feux sont éteints, ses dangers réduits. Ensommeillée, la ville nouvelle offre une vie nouvelle, il n’y a qu’à déployer les ailes et sauter dans les bruits familiers, les cuisines qui orchestrent, les enfants qui courent sur le plancher en dessus, les gens.

Les gens, surtout. Les sourires aussi, ceux d’une même ville partagée, le temps d’une vie qui se ressemble un peu, qui nous rassemble un peu. La ville endormie ouvre des espaces inoccupés, redéfinit des liens désinvestis. Derrière son masque, elle n’est qu’un corps endormi qui demande à se réveiller dans une nouvelle vie.

Vous l’entendez ?


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